by Amalia D. Kessler. New Haven and London: Yale University Press, 2007. 391pp. Cloth. $55.00. ISBN: 9780300113976.
Passé en revue près Claire Lemercier, Institute for Early-Modern and Modern History, CNRS-ENS, Paris. Email: Claire.Lemercier [at] ens.fr.
(aussi disponible en anglais)
pp.251-254
Ce livre, fruit d'un travail de thèse très méticuleux et complètement remis en forme pour l'édition, traite d'un sujet au premier abord exotique : la juridiction consulaire de Paris au XVIIIe siècle et la manière dont elle s'est adaptée à “l'essor de la société commerçante”, mais aussi a contribué à l'orienter. Il devrait pourtant intéresser d'autres lecteurs que les seuls spécialistes d'histoire de France et/ou d'histoire économique, tant pour des raisons de fond que de méthode. Il montre l'intérêt d'une étude des archives de juridictions de premier degré, pour l'histoire de la justice mais aussi plus largement pour l'histoire politique. Récompensé par un prix de l'American Historical Association, l'ouvrage est en outre d'une grande clarté, malgré le c aractère souvent technique des thèmes abordés ; les éléments de contexte nécessaires pour comprendre chaque chapitre sont toujours rappelés. La lecture est rendue agréable par de nombreux récits d'affaires, mais aussi par des citations issues d'une grande variété de sources, jusqu'à des pièces de théâtre ; pour autant, l'auteur conserve toujours une grande rigueur scientifique, distinguant bien les différentes sortes de mythes et de réalités que ces sources permettent de reconstituer.
Les juridctions consulaires étaient des tribunaux spécialisés dans les conflits liés aux contrats commerciaux et aux titres négociables (notamment les lettres de change, alors en pleine expansion). Leurs juges étaient des marchands élus – même s'ils l'étaient, dans le Paris du XVIIIe siècle, par une petite élite, ne dépassant guère les “Six Corps”, les corporations dominantes de la ville. Leur rôle n'était pas purement judiciaire : leurs fonctions politiques leur permettaient de tenter d'influencer le gouvernement, en particulier à travers le Bureau du Commerce, dans l'intérêt des marchands, des corporations et/ou des juridictions consulaires. Il s'agit d'une des rares institutions à avoir traversé la révolution française, pratiquement inchangée dans son rôle comme tribunal, malgré son changement de nom, puisque les juridictions consulaires devinrent en 1790 les tribunaux de commerce. Ce changement était lié à un passage à une compétence fondée sur l'activité (de commerce) plutôt que le statut (de marchand) : cela ne fit guère évoluer, en pratique, le type d'affaires traitées, mais les enjeux culturels et politiques de cette nouvelle conception étaient bien réels.
Les tribunaux de commerce d'aujourd'hui ont toujours pour juges des dirigeants d'entreprises élus, ce qui constitue une exception française, pourtant presque jamais étudiée jusqu'ici par les chercheurs (qu'ils soient juristes, historiens ou sociologues) : Amalia Kessler a été la première à se plonger [*252] dans la masse d'archives de ce tribunal qui traitait plusieurs centaines d'affaires par semaine. Pourtant, elle ne s'en tient pas à une monographie d'institution. Étudiant une période de changements multiples qui mènent à la Révolution, elle montre comment les juges, mais aussi les arbitres qu'ils utilisaient pour instruire et essayer de concilier les affaires, voire les parties elles-mêmes, se représentaient ces changements, y réagissaient, voire les influençaient. Juges et arbitres tendaient, au début du siècle, à promouvoir une vertu marchande d'inspiration chrétienne, fondée sur des valeurs comme la bonne foi, la précision de la tenue des comptes et sur de relations commerciales personnalisées et de long terme. Par la suite, l'évolution de certaines pratiques commerciales, introduisant notamment une dose d'anonymat, ne permet plus de maintenir cette seule rhétorique et mène à l'application de nouvelles normes. La notion de “commerce” permet d'envisager une nouvelle fonction sociale, fondamentale pour le bien public – ou pour “la société”, dans le nouveau vocabulaire de l'époque –, qui ne se limite pas à ceux qui ont le statut de marchand ; le maintien d'une offre suffisante de crédit apparaît comme l'un de ses fondements. Cette nouvelle vision de l'activité a sa traduction dans les pratiques judiciaires : ainsi, la juridiction consulaire est amenée, non sans débats, à faire respecter en priorité les droits des porteurs de titres négociables, même lorsque c'est au détriment de précédents détenteurs pourtant de bone foi, ou encore à considérer certaines sociétés commerciales comme des personnes morales distinctes des relations interpersonnelles sous-jacentes entre associés. Ce récit du passage “de la vertu au commerce” (le titre originel de la thèse dont le livre est tiré) constitue une armature forte qui lie les chapitres du livre ; il ne s'agit pas pour autant d'une histoire simple de modernisation linéaire. Au contraire (et le choix du titre du livre n'est sans doute pas très heureux de ce point de vue), l'auteure souligne la lenteur des transitions, la persistance des pratiques plus anciennes de jugement (en particulier pour les affaires concernant des ventes de biens) et les tensions et contradictions ressenties par les acteurs. Sur ce dernier point, ses conclusions retrouvent et complètent celles de l'ouvrage magistral de Jean-Pierre Hirsch (1991), malheureusement sans les discuter de façon explicite.
Chacun des six chapitres est centré sur un thème particulier : les relations du tribunal avec les institutions locales et nationales, la procédure appliquée et le traitement de trois grands types d'affaires : celles qui concernent les titres négociables, les sociétés commerciales et les “contrats relationnels” (de long terme, concernant surtout les ventes de biens). Les chapitres 5 (sur la lettre de change) et 6 (sur les pétitions au Bureau du Commerce et la fin des corporations) sont particulièrement intéressants en eux-mêmes ; chacun peut se lire indépendamment, mais participe aussi au développement de la thèse générale du livre. En dehors des questions d'histoire économique stricto sensu, les apports de l'ouvrage me semblent particulièrement nets sur trois questions de fond.
Tout d'abord, et c'est l'un des deux buts explicites que se donne l'auteur, il remet en cause un récit trop simple, développé notamment dans la sous-discipline law and economics, des origines et du développement de la lex mercatoria. [*253] C'est d'autant plus important, tant pour les politiques économiques d'aujourd'hui que pour l'histoire du droit, que ce récit est largement utilisé par les institutions internationales pour promouvoir l'adoption d'institutions inspirées par la common law dans les pays du Tiers-monde. A. Kessler confirme certes quelques grands traits de ce récit – habituellement fondé sur des sources historiques très limitées, voire inexistantes. Certes, les marchands prisaient, dans l'ensemble, les procédures judiciaires simples, rapides, peu chères et essentiellement orales ; ils ont aussi eu un rôle actif dans l'évolution des normes applicables au commerce. Mais cette recherche souligne aussi des éléments qui contredisent l'image classique de la lex mercaroria : le rôle important des autorités publiques et des juristes dans l'évolution du droit commercial, le fait que la lex mercatoria n'a jamais existé comme corpus précis de normes connues de tous (nombre d'affaires sont résolues en fonction d'un raisonnement totalement spécifique au cas concerné, et on ne retrouve guère d'“usages” précis dans les motivations des jugements et arbitrages) et surtout le fait qu'on ne retrouve nulle part d'intérêt consensuel du commerce, mais bien plutôt des conflits et des débats sur ses valeurs.
Ensuite, dans sa démonstration générale concernant le passage du langage de la vertu à celui du commerce, l'auteure fait des propositions d'un intérêt plus général sur la naissance de nouveaux motifs rhétoriques (justifiant des revendications nouvelles ou le maintien de privilèges) dans le contexte de querelles bien précises (souvent des conflits de compétences entre tribunaux), sur le fait que cela fait naître des discours qui, au moins rétrospectivement, semblent s'auto-contredire, et donc sur les effets pervers que peuvent produire à terme de telles inventions rhétoriques. La recherche de ces dernières décennies a souligné que les corporations étaient bien vivantes au XVIIIe siècle, d'où de nouvelles interrogations sur les ressorts de leur abolition complète et définitive en 1791 (Kaplan 2001). A. Kessler montre que des conflits précis ont peu à peu conduit les juridictions consulaires à adopter une argumentation contradictoire, décrivant le commerce comme un (méta-)corps, tout en justifiant son utilité dans un langage fonctionnaliste ou utilitariste et en demandant que leur propre compétence s'étende au-delà des marchands. Ainsi, des dirigeants des corporations les plus importantes ont pu fournir des armes rhétoriques à leurs adversaires. Cette description fine des représentations de la société et du système politique, n'éludant pas leurs contradictions, fait parfois penser aux propositions de Pierre Rosanvallon (2007) sur la France d'après la Révolution.
Enfin, un apport plus évident mais non moins important du livre réside tout simplement dans la description précise qu'il donne du fonctionnement quotidien d'un tribunal civil de premier degré : on dispose de très peu d'études de ce type, en particulier pour la France (Margairaz 2007). En outre, l'auteure, professeure de droit, explicite de façon particulièrement convaincante les enjeux culturels et politiques de nombreux détails de la procédure. La reconstitution de l'activité du tribunal n'avait rien d'évident, les minutes étant à la fois massives en nombre, elliptiques et peu lisibles. A. Kessler a choisi de se concentrer sur 300 rapports d'arbitres (tout en lisant les [*254] 3 000 rapports concernés) et de présenter en détail une grosse douzaine d'affaires : un parti-pris raisonnable et fécond, même si quelques comptages simples de plus auraient pu ajouter à sa démonstration. Ces rapports d'arbitres, même si on ne peut pas les considérer comme statistiquement représentatifs, constituent une source unique sur certaines pratiques commerciales et sur la manière dont elles étaient considérées. Ils montrent aussi la réalité d'une procédure sommaire, par exemple la façon dont se déroulent les tentatives de conciliation, le type de preuves admises ou le poids d'arguments inattendus, avec ce que l'auteure appelle “raisonnement juridique sentimental” (sentimental legal reasoning), c'est-à-dire la présentation de l'affaire sous forme de quasi-fable mettant en scène le caractère des parties et menant directement à une conclusion morale autant que juridique. Sur de telles procédures sommaires, on ne dispose encore que d'études pionnières (Cerutti 2003), or la recherche historique pourrait ici beaucoup apporter aux débats contemporains sur la justice de proximité ou la médiation.
Malheureusement, l'auteure n'est guère explicite sur ses références méthodologiques et théoriques ; pourtant, son livre apporte une parfaite illustration des apports possibles du courant Law & Society, encore trop peu connu dans le monde francophone, pour les sciences sociales, et notamment pour l'histoire du droit et de la justice, voire plus largement l'histoire politique. A. Kessler pointe fort justement, dans son introduction et sa conclusion, la difficulté centrale que constitue pour les historiens, après le linguistic turn, la conciliation entre histoire des discours et histoire des pratiques. Elle affirme qu'une étude des institutions, et en particulier des tribunaux, constitue un des meilleurs point d'entrée pour lier ces deux dimensions de façon non mécanique, car “les institutions et les pratiques juridiques ne font pas que mettre en oeuvre des discours : elles sont aussi un agent important des évolutions discursives, ou conceptuelles” (p. 288). Son livre montre par l'exemple l'intérêt d'une telle démarche.
REFERENCES:
Cerutti, Simona. 2003. GIUSTIZIA SOMMARIA. PRATICHE E IDEALI DI GIUSTIZIA IN UNA SOCIETÀ DI ANCIEN RÉGIME (TORINO, XVIII SECOLO). Milano: Gian Giacomo Feltrinelli.
Hirsch, Jean-Pierre. 1991. LES DEUX RÊVES DU COMMERCE. ENTREPRISE ET INSTITUTION DANS LA RÉGION LILLOISE (1780-1860). Paris: éditions de l’EHESS.
Kaplan, Steven L. 2001. LA FIN DES CORPORATIONS. Paris: Fayard.
Margairaz, Dominique. 2007. “Postface” XXII-2. HISTOIRE & MESURE 167-175. Available at http://histoiremesure.revues.org/index2543.html
Rosanvallon, Pierre. 2007. THE DEMANDS OF LIBERTY: CIVIL SOCIETY IN FRANCE SINCE THE REVOLUTION. Cambridge: Harvard University Press.
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